lundi 12 octobre 2009

Histoire de l'Habitation Humaine - Charles Garnier - Exposition universelle de 1889 à Paris

...
un ami me demandait il y a quelques jours, des informations sur la fameuse réalisation de Charles Garnier à l'expo de 1889 : l'Histoire de l'Habitation humaine; Plus de 40 habitations étaient reproduites devant la Tour Eiffel, le long de la Seine de chaque côté du pont d'Iéna.

A l'instar de la Rue des Nations de l'exposition de 1900, cette Histoire de l'Habitation me fascine, et il se pourrait bien qu'elle fasse partie d'un projet futur... mais le sujet n'en est pas encore là.

Cette Histoire de l'habitation de 1889 fut aussi plébiscité qu'elle fut critiquée.
Autant fut-elle appréciée du plus grand nombre de visiteurs, car elle était ludique et amusante... alors que la majeur partie des articles faisaient état d'une réalisation très approximative, très loin du cours magistral aux références sûres.

Mais le but n'était certainement pas là... même si on peut facilement se mettre à la place des spécialistes, qui restèrent forcément sur "leur faim" !

Découvrons maintenant un peu plus en détail cette réalisation de l'Architecte de l'Opéra de Paris... quelque peu mise en pièce par le Rédacteur en Chef de la Revue des Arts Décoratifs, M. Victor Champier.


L'EXPOSITION DES HABITATIONS HUMAINES 
RECONSTITUÉES PAR M. CHARLES GARNIER 

De toutes les attractions imaginées au Champ-de-Mars, celle qu'avait projetée M. Charles Garnier, l'éminent architecte de l'Opéra, sembla tout d'abord devoir obtenir la palme.
Montrer quel a été le développement successif de l'humanité à travers les âges, en reproduisant les types caractéristiques des habitations que les hommes se sont successivement construites, c'était là, en effet, il faut le reconnaître, une heureuse idée, bien faite pour séduire la foule des visiteurs. Elle promettait la plus instructive comme la plus amusante «leçon de choses» qu'on pût concevoir et avait, en outre, cet avantage d'apporter dans le pittoresque microcosme de l'Exposition des éléments de décors nouveaux, imprévus et extrêmement variés.





M. Charles Garnier prépara pendant deux années son œuvre avec un zèle exemplaire. Partant de ce principe que l'habitation peut être considérée comme un miroir reproduisant fidèlement la physionomie vraie de l'habitant, il s'étudia à restituer les types des maisons de tous les peuples aux différents âges de l'humanité, depuis la hutte primitive des temps préhistoriques jusqu'aux élégantes demeures de la Grèce, de Rome et de l'époque de la Renaissance. Avec une parfaite intelligence des difficultés de la démonstration qu'il voulait tenter, il se garda bien d'évoquer telle ou telle habitation somptueuse dont il eût été possible de retrouver les traces, grâce aux archéologues qui savent arracher à la poussière des siècles plus de secrets souvent qu'elle ne parait pouvoir en contenir. Mais il s'efforça surtout - tel a été du moins l'objectif vers lequel il a déclaré tendre ­ d'édifier des constructions-types pour chaque nation, des maisons populaires en quelque sorte, afin de mieux représenter le degré de civilisation atteint par chacune.
M. Charles Garnier alla même jusqu'à s'imposer les recherches les plus minutieuses pour que tous les détails d'ornementation, de plan, de structure, fussent strictement empruntés aux sources les plus authentiques, et que rien ne fût donné aux hasards de l'imagination ou aux caprices de l'artiste.

Le projet, comme on le voit, était en principe excellent. Mais d'où vient que «l'Histoire de l'Habitation » réalisée par M. Charles Garnier n'ait pas eu le succès qu'on en attendait et ait si mal répondu à l'idée que, par avance, on s'en faisait ? D'où vient que le résultat, au point de vue de l'enseignement du public, ait été à peu près nul, et, au point de vue pittoresque, assez médiocre ?
Cela tient sans doute à plusieurs causes: d'abord à l'emplacement choisi, ensuite à la méthode adoptée par l'architecte, laquelle manquait de netteté. L'emplacement - le long du quai, au pied même de la Tour de 300 mètres, dans un véritable fouillis d'édicules ne se rapportant point à l'œuvre de M. Garnier - était peu favorable à une étude comparative tranquillement faite. En outre, à l'ombre de l'immense Tour, les habitations; conçues en réduction, pareilles à des joujoux, semblaient plus minuscules encore qu'elles ne l'étaient réellement et faisaient l'effet de ces jeux de carton peint que l'on donne aux enfants.
Quant à la méthode suivie par M. Charles Garnier, elle correspondait aux grandes divisions naturelles de l'histoire de l'humanité. Trois sections principales avaient été imaginées, que le visiteur pouvait parcourir en commençant par les habitations préhistoriques, à l'angle de l'avenue de Labourdonnais, pour finir par les demeures des peuples orientaux. Dans la première section figuraient les rudimentaires abris que les premiers hommes se créèrent, c'est-à-dire les cavernes, les cités lacustres élevées sur pilotis au milieu des lacs, pour être rendues inaccessibles aux bêtes fauves, ou bien les cabanes formées d'une charpente grossière en branches non équarries, etc.




Dans la seconde section, subdivisée en trois catégories, étaient placées d'abord les habitations de ce que M. Charles Garnier appelait «les civilisations primitives», c'est-à-dire la maison égyptienne, l'assyrienne, la phénicienne, celle des Israélites, celle des Pélasges, celle des Étrusques; puis les habitations marquées de l'influence aryenne, la maison hindoue, celle des Perses, celle des Germains, des Gaulois, des Grecs, des Romains; enfin les habitations élevées après l'invasion des barbares, celle des Huns, la maison gallo-romaine, la maison scandinave, les maisons de la Renaissance, la maison byzantine, l'habitation slave, celle des Ambes, celle du Soudan. C'est dans cette partie surtout de l'Histoire de l'Habitation que régnait l'incohérence. Il était impossible aux visiteurs de se rendre compte des raisons qui avaient pu faire réunir, les unes à côté des autres, les maisons les plus dissemblables par l'origine, le style et les formes, l'architecture orientale à côté de l'européenne.

Dans la troisième section, M. Charles Garnier s'était contenté de mettre, sous la rubrique générale de Civilisations isolées, les types de maisons de races diverses, barbares ou civilisées, qui, d'après les termes mêmes de son programme, «sont restées isolées du reste du monde et n'ont pas participé à la marche générale de l'humanité.» Elle était consacrée à la race jaune, aux Chinois et aux Japonais, à la race nègre et aux populations indigènes du continent américain.

Au total quarante-quatre types d'habitation.




Le lecteur n'attend pas de nous, assurément, une étude descriptive et critique de chacune de ces constructions: Quelques-unes ont été fort appréciées des connaisseurs pour l'ingéniosité, la grâce ou l'authenticité des détails: telle la maison de la Renaissance. Mais il faul bien le dire, ce n'est pas généralement par l'exactitude que les édicules de M. Charles Garnier ont paru remarquables. Au contraire, une foule de protestations se sont élevées - plus ou moins fondées sans doute - qui ont mis en cause la solidité des connaissances archéologiques de l'architecte. On trouva que le célèbre constructeur du théâtre de l'Opéra avait donné trop librement carrière à sa verve créatrice; en voulant restituer quand même des habitations de certains peuples au sujet desquels les documents font presque totalement défaut.
A coup sÙr, pour la maison des Grecs, pour celle des Romains, les renseignements abondaient, et on n'avait que l'embarras du choix pour établir une construction bien exacte. Mais pour les types antérieurs? Pour la maison
égyptienne, par exemple, pour l'assyrienne, pour la phénicienne, pour l'habitation hindoue - à laquelle M. Garnier a donné la forme d'un étui à lorgnette - où donc a-t-on pris les modèles? - Dans des documents positifs! a déclaré l'architecte. - Dans des documents incertains ou simplement dans votre imagination! ont
répliqué nombre d'archéologues.
Et comment, en effet, les sourires d'incrédulité des hommes de science auraient-ils pu être, retenus en présence de quelques-unes des quarante-quatre habitations de M. Charles Garnier? Comment n'auraient-ils pas relevé des erreurs manifestes et presque enfantines, commises dans la production de cette espèce de panorama de l'his­toire architecturale?
On a cité notamment la maison japonaise du Champ-de-Mars, dont M. Garnier avait fait revêtir d'une couche de peinture à l'huile les murailles intérieures. Or, qui ne sait aujourd'hui, après tous les livres qui ont paru sur le Japon, que dans les habitations de ce pays il n'y a que des panneaux de bois nu, poli et propre, un bois admirablement bien travaillé? C'est cette nudité même qui en est un des principaux caractères et qui en fait le charme. On a cité encore la maison arabe. M. Garnier l'avait gratifiée de colonnes lourdes et trapues, de moucharabies peintes d'une couleur neutre. Or, la modeste maison arabe avait beau être du XIe siècle, il n'est pas moins certain que les colonnes étaient un non-sens, et la peinture sur les moucharabies un barbarisme!




Autres exemples. Ceux-ci pris dans l'antiquité: M. Charles Garnier avait représenté sur sa maison assyrienne un ornement, un symbole religieux figurant un globe avec de grandes ailes éployées. Ce sont les Égyptiens qui ont inventé ce décor et qui l'ont prodigué sur la façade de leurs édifices. C'était donc à eux qu'il convenait d'en faire honneur, et non aux Assyriens, qui n'ont fait que le copier. Par contre on remarqua que M. Charles Garnier avait enlevé aux Assyriens la coupole - qui a reçu chez eux sa première forme - pour en faire hommage aux Persans, lesquels se sont bornés à l'emprunter à leurs devanciers. Au sujet de la maison assyrienne et de la maison phénicienne, la fantaisie de l'architecte, évocateur de l'Histoire de l'Habitation, parut dépasser toutes les bornes. M. Garnier imagina pour la première la forme la plus inattendue. Il en fit une espèce de boîte oblongue, très haute, dépourvue à la base de toute espèce de fenêtres. Sa maison assyrienne était une construction assez légère, reposant sur un soubassement de pierres percé d'étroites ouvertures, et dressant vers le ciel ses masses de charpente, bariolées de couleurs vives. La partie habitable de cette demeure semblait être le pigeonnier perché à son faîte, et qui affectait des airs de loggia italienne, avec ses larges fenêtres garnies de stores: on ne devait pouvoir y monter qu'avec des échelles. Telle était la conception de M. Charles Garnier. Or, si l'on consulte les nombreux documents parus en ces dernières années sur Ninive et sur l'architecture phénicienne, on y puise la certitude que les maisons de ce peuple, comme celles de tous les pays où la température est chaude, étaient basses avec des murailles très épaisses, presque sans fenêtres. Il en est aujourd'hui comme autrefois, et, pour éviter la chaleur, on se passe de lumière. A Ninive, les murailles que l'on a mesuré n'ont pas moins de 7 à 8 mètres d'épaisseur. Ce seul fait indique que les constructions ne devaient point avoir de grandes hauteurs, car les plafonds et les voûtes n'auraient pas pu supporter le poids énorme des masses de terre dont se composaient les murs de refend. Les pièces, au lieu de se superposer, se juxtaposaient et s'étendaient en surface. Dans toutes les fouilles qui ont été pratiquées, jamais on n'a trouvé d'escalier donnant accès à un étage supérieur: c'est là un point absolu, et un savant qui fait autorité, M. Perrot, en témoigne. La maison de M. Charles Garnier était donc de pure fantaisie.

Ces quelques observations sur certaines inexactitudes de détail dans les quarante­quatre types d'habitations élevés au Champ-de-Mars par M. Charles Garnier ne prouvent, à la vérité, qu'une chose, c'est que l'entreprise du très distingué architecte était particulièrement difficile. Tout autre, et Viollet-le-Duc lui-même - l'éducateur par excellence - y eût peut-être échoué. Mais si, à cette œuvre éphémère, ne reste pas attaché un souvenir d'utilité scientifique et d'érudition sérieuse, du moins il lui reste ceci, c'est qu'elle aura eu un caractère de propagande et de vulgarisation artistique vraiment unique. Les visiteurs de l'Exposition universelle de 1889, si fugitive qu'ait été leur curiosité, ont certainement retenu quelque chose des formes architecturales élaborées par M. Charles Garnier dans une pensée d'enseignement, et ce quelque chose, en somme, vaut mieux que rien du tout.
VICTOR CHAMPIER
(Rédacteur en chef de la Revue des Arts décoratits.) 


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire